Notre coup de cœur va, en ces jours d’interrogation, de stupeur et de tristesse, au livre de Harper Lee “Va et poste une sentinelle” paru le mois dernier.
Rappelons, ainsi que nous le disions dans notre lettre d’octobre, que ce livre a été écrit il y a plus de 50 ans, avant le livre qui a rendu célèbre Harper Lee, “To kill a Mocking Bird (Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur)”.
« Va et poste une sentinelle » n’a pas le charme et le souffle de Mocking Bird. Nous quittons l’univers de Mark Twain pour un réel désenchanté. Nous sommes loin du monde de l’enfance. Mais la plus grande surprise vient du personnage d’Atticus Finch, le père de Scout.
Dans « To kill a Mocking Bird », Atticus est un modèle d’équilibre et de justesse, épris d’idéal et de justice.Vingt ans après, Scout découvre un père côtoyant le Ku Klux Klan et les racistes les plus durs. Cet homme qui lui a enseigné que tous les hommes et femmes sont égaux sans distinction de couleur ou de race, s’élève contre la décision de la Cour Suprême des États-Unis, Brown vs. Board of Education, du 17 mai 1954 qui déclare la ségrégation raciale inconstitutionnelle dans les écoles publiques.
Comment Atticus, son père, symbole de la justice et précisément de l’égalité entre tous peut-il s’opposer à cette décision? Scout est perdue, meurtrie. Elle réagit très violemment. Pourquoi une telle lâcheté, un tel revirement, d’un homme qui seul contre tous avait pris la défense d’un jeune garçon accusé injustement de viol et condamné simplement parce qu’il était noir? Dans une intense passe d’armes avec sa fille Scout, son père lui dit:
« Maintenant réfléchis bien à ce que je vais te dire. Que se passerait-il si les Noirs du Sud obtenaient du jour au lendemain leurs droits civiques pleins et entiers? … Tu voudrais que nos Etats soient dirigés par des gens qui n’ont pas la moindre idée de ce qu’est le gouvernement? »
Pour Atticus Finch et sa génération il est trop tôt pour l’avènement d’un système social égalitaire.
Le livre d’Harper Lee, cinquante années après avoir été écrit reste incroyablement actuel. Bien entendu beaucoup de choses ne sont pas comparables, la ségrégation dans les années 50 aux Etats Unis n’est pas celle des immigrés d’origine maghrébine en Europe. Cependant, ce dont parle Harper Lee c’est bien d’un choc de culture et de civilisation, de la domination des uns sur les autres. Il s’agit bien comme dans les romans d’Hedi Kaddour de Boualem Sansal et de Houellebecq de la prédominance d’une culture et d’un système politique.
Atticus Finch et ses amis l’affirment : partager ou pire « leur » abandonner le pouvoir apporterait le renoncement aux valeurs de l’Amérique profonde, peut-être même le chaos et l‘horreur.
C’est ce même renoncement que Houellebecq imagine pour nous avec brio, c’est l’horreur décrite par Boualem Sansal.
« Soumission » de Houellebecq et « 2084: la fin du monde » de Boualem Sansal, l’un pernicieux et doux l’autre terrifiant, jouent tous deux sur la peur: si le pouvoir « leur » est donné, d’une manière ou d’une autre, consentie ou violente, un monde prendra le pas sur un autre il en sera fini de « notre monde », comme le dit Atticus.
Et pourtant…Même si la position de l’héroïne de Harper Lee n’est pas aussi claire qu’elle pourrait l’être (nous sommes dans le sud des Etats Unis à la fin des années 50), Scout nous montre que la question n’est pas de savoir si et quand les Noirs prendront le pouvoir et ce qu’il adviendrait alors.
L’enseignement que l’on doit tirer du livre d’Harper Lee, à mon sens, est celui-ci : ce sera par l’éducation, l’ouverture et le respect de l’autre, et non pas même la tolérance de l’autre qui est elle-même une forme de ségrégation, par le respect partagé de deux cultures, sans prédominance de l’une sur l’autre, que prendra fin la haine.
Difficile à mettre en œuvre alors que les armes et les bombes sèment la terreur. Pourtant il ne fait aucun doute que la ghettoïsation et la ségrégation n’ont mené et ne mèneront qu’à l’affrontement et au chaos.
Scout nous le dit, même si le chemin est long et difficile, c’est en tentant de se comprendre, de partager nos cultures, que les deux mondes se rejoindront pour le meilleur.